Ken Bugul : Cacophonie

Vendredi 5 juin 2015 — Dernier ajout vendredi 8 mai 2015

Récit aux allures de monologue intérieure, Cacophonie plonge le lecteur au cœur de la détresse et des pensées d’une femme en butte à la solitude mais aussi aux prisons qu’elle se construit. Y reviennent, lancinantes, la douleur de l’abandon maternel et la difficulté de la quête de soi. Un texte âpre mais lucide et nécessaire sur le monde contemporain, l’Afrique et la construction de soi. Un texte dont les pages vibrent de la violence du cri longtemps contenu mais qui, cependant, n’abandonne pas l’espoir qu’a chacun de trouver, un jour, sa place dans le monde, le « canari où se reposer » Nathalie Carré (4e de couverture)

Sali ne se défendait pas, elle se débattait. Elle ne faisait pas officiellement partie de clubs, disait-elle, mais elle s’en accommodait dans les moments où elle cherchait à s’échapper d’elle-même. Elle ne rejoignait pas non plus la masse de ceux qui ne comptaient que sur les promesses. Pourtant ces temps-ci, un vent de révolte soufflait en elle. Elle ne voulait plus être prisonnière ni du peuple, ni des clubs, ni de son moi préfabriqué par les circonstances de sa vie, ni de la belle-famille qui l’avait rejetée. Sali voulait se débarrasser de toutes les chaînes qu’elle s’était enroulées autour du corps, car elle commençait à avoir mal en haut des cuisses, au niveau des aines et elle avait peur de finir sa vie, condamnée au supplice atroce de l’emmurement. Elle imaginait le supplicié de Kaffrine, peut-être enchaîné pour être maintenu tranquille. Ou bien avait-on fait des fondations jusqu’à un certain niveau avant de l’y placer et de poser les briques pour l’emmurer totalement. page 61

Et le cri de Sali retentit à nouveau. Le mur de sa chambre situé à l’ouest répercuta l’écho avec tant de force qu’elle entendit son propre cri, en plus des cris de la rue proférés dans les langues qu’elle ne comprenait pas. Une langue, c’est important, et elle ne parlai aucune des langues locales, malgré toutes les années passées dans cette petite ville et dans ce quartier où les gens ne parlaient que leurs langues maternelles. Le cri de Sali était noyé dans cette cacophonie et personne ne voyait que les murs de la maison jaune montaient de plus en plus haut. page 113

Tout ce qu’elle voulait, c’était maintenant quitter cette maison jaune, quitter cette petite ville ocre dont elle aimait tant les matins et de débarrasser ainsi de ce personnage qu’elle se jouait depuis si longtemps. Elle partait le cœur rempli de la vie des autres, cette vie qu’elle observait de sa fenêtre. Sa vie n’avait été qu’un prétexte, elle ne l’intéressait plus, elle ne l’avait pas vécue, elle en avait passé une partie à se laisser manipuler par les autres et par elle-même. Elle ne pouvait pas remonter le temps. Elle savait que désormais, elle ne s’occuperait plus de ce genre de vie, mais qu’elle allait sur-vivre dans la confrontation avec elle-même, pour arriver à s’accepter avec ses contradictions. Etre venue au monde c’était cela la vie qu’on lui avait offert, une vie qu’elle n’avait pas programmée, pas planifiée, une vie gratuite à vivre dans le combat pour la survie. La survie anéantissait la vie. page 195

http://the-dissident.eu/4842/ken-bugul-suis-realite-dissidente/

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