Marie-Hélène Lafon : Liturgie

Dimanche 11 mars 2012

Livre, plutôt que recueil de nouvelles. Liturgie est un bloc, un corps, un seul, taillé dans la chair des mots. Livre qui brosse en quelques traits une image âpre et respectueuse de la vie des paysans d’Auvergne.

Liturgie… page 15/16 : Il ne se lavait qu’à l’eau très chaude. Il était le père. Il avait droit à ce confort de l’eau très chaude et abondante. Il payait tout. Il gardait l’argent de la semaine dans une boîte métallique qu’il rangeait dans l’armoire à côté des piles de mouchoirs, les blancs d’un côté, les mouchoirs de couleur de l’autre. L’argent pour vivre était là…..Tout était à lui, il avait tout payé, la maison, la grange et l’étable, les terres, les bêtes. Il avait donné le plein de ses forces d’homme. Il pouvait exiger que l’on ne fît pas la vaisselle quand il était à la salle de bains. Son confort en eût été amoindri. Il eût été mécontent. Il ne fallait pas le mécontenter…… Il ne sentait jamais mauvais. Pourtant les gros travaux, les bêtes, les vaches, les cochons, il était dedans, tout le temps, le fumier, le petit-lait. Il ne sentait pas. Il allait, vif et solide, taillé pour ne pas mourir. Son corps était court et dur. Il en avait un usage que ses filles ne savaient pas. Elles ne devaient pas le savoir.

Alphonse… page 25 Alphonse se lavait peu à Ste Geneviève. Alphonse souffrait des odeurs des autres, de toutes leurs odeurs, de pied, d’urine, d’excrément, de vieille sueur, de nourriture. Au dortoir surtout, ça le prenait ; il respirait pourtant le moins possible, et par la bouche. Mais c’était en lui, dans sa peau, sous ses ongles, entre ses orteils, dans ses narines, ses oreilles, dans les plis de son linge, et jusque dans son nombril. Il en était certain. S’il avait pu se pencher suffisamment pour le sentir, il l’aurait fait. Il soignait le plus possible sa toilette, mais les lavabos étaient collectifs et l’eau distribuée avec parcimonie. Il fallait être comme tout le monde, être sale, vivre dans la nausée de sa propre viande.

Jeanne… page 65 tint dans ses mains des livres dont nul, avant elle, dans la litanie paysanne des siens, n’avait su, soupçonné, ou espéré l’existence. Quelques-uns, sans doute, avaient, avant elle, mâchonné des lettres indécises, vaguement apprises, lentement dégluties et oubliées, tombées dans la désuétude certaine de ce qui ne nourrit pas. Les livres n’étaient pas dans la mémoire des siens, pas du côté de son sang. Patiente et seule, elle apprit. Elle apprivoisa les contours du monde nouveau de tout son corps mince et dur de jeune fille résolue. Elle apprit avec son corps…

Roland… page 118 Il sentait mauvais. Partout, toujours, un fumet le précédait, le suivait, l’isolait du monde où les autres enfants jouaient, riaient, couraient, criaient. Il sentait la vieille crasse tenace, le froid, l’humide, le beurre rance et le graillon. Ma mère et Madame Andral, la cuisinière, lui avaient appris à se laver les mains en allant chercher le noir sous les ongles. Il ne voulait pas déboutonner les poignets serrés, raides, de ses chemises à carreaux.

La fleur surnaturelle page 131/132 Ils sont dans la cuisine, assis, chacun à un bout du banc. Il revient du marché. C’est le 31 octobre. Il dit, j’ai acheté la fleur. Elle ne le regarde pas. Ses yeux sont posés devant elle. Elle bouge un peu son corps, à peine, comme ça. Il continue, elle sera pas fanée demain. Elle a entendu. Elle se tourne. C’est presque rien, le haut du buste, le cou, le bras gauche ; son bras droit reste posé sur la table, le coude jusqu’au bord. Elle tient son menton dans sa main. Elle porte une blouse de coton bleu, des pantoufles à carreaux fourrées. Elle ne dit rien. Il dit, c’est une fleur surnaturelle. Elle n’y tient plus. Tout son corps se penche, pivote ; sa tête est baissée. Elle répond sans le regarder, ça fait quarante que je t’explique qu’elle est pas surnaturelle la fleur elle est artificielle. Il mange, il enfonce sa tête dans son cou. Il pique un morceau de fromage et de pain au bout de son couteau. Sa main droite est suspendue. Il mâche menu, il avale, il déglutit des mots, artificielle surnaturelle c’est pareil.

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