Erri de Luca : Aller simple (Solo andata)

Dimanche 13 mai 2012 — Dernier ajout mercredi 23 mai 2012

C’est, dans sa première partie, une mise en vers de l’odyssée infernale des migrants africains vers l’Europe, à travers les déserts et les rivages de la Libye, puis sur des embarcations précaires vers l’île de Lampedusa, au sud de la Sicile. Cette poésie est faite d’errance, de déracinement, de désespoir, d’exploitation, d’étrangeté, de menaces et de mort.

Elle mêle la force du verbe d’Erri de Luca, sa lucidité politique et sa parfaite connaissance du phénomène migratoire, impitoyable géographie humaine et physique métamorphosée en cantique. Et elle met des paroles sur des réalités profondes mais oblitérées : « nous serons les fils que vous ne faites pas, nos vies seront vos livres d’aventures, l’odeur que vous n’avez plus ».

Iliade cruelle et moderne, ce chant tragique désenclave la poésie de son étroite sphère d’initiés et touche au fondamental, à l’universel du langage poétique pour dire l’indicible horreur : corps trompés, trempés, éreintés, mort salée de la mer, soif qui fait lécher jusqu’à la dernière goutte de rosée qui perle à l’aube sur l’embarcation de fortune, regards inanimés où passe l’écheveau des nuages…

L’écho de la tragédie humaine qui gronde dans ses pages est resté au large de la Méditerranée. Nathalie Galesne - site Babelmed

Six voix Ce ne fut pas la mer à nous recueillir Mais nous qui recueillîmes la mer à bras ouverts

Descendus des hauts-plateaux incendiés par la guerre et non pas par le soleil, nous traversâmes les déserts du Tropique du Cancer.

Quand la mer fut en vue depuis une hauteur c’était une ligne d’arrivée, une embrassade de vagues sur les pieds.

C’en était fini de l’Afrique semelle de fourmis les caravanes apprennent seules à piétiner.

En colonne, fouettés par la poussière, seul le premier doit lever le regard.

Les autres suivent le talon qui précède, le voyage à pied est une piste d’échines.

Récit individuel (extrait) Avant de la voir, depuis des jours, la mer était une odeur, une sueur salée, chacun s’imaginait sa forme.

Elle sera un croissant de lune couché, elle sera comme le tapis de prière, elle sera comme les cheveux de ma mère.

Qu’était-elle en réalité ? Un ourlet enroulé à la fin de l’Afrique, les yeux éblouis de miroirs, des larmes de bienvenue.

Sur la plage, nous buvons le thé des Berbères, nous faisons cuire des œufs dérobés aux oiseaux blancs.

Des pêcheurs nous offrent des poissons lumineux, nous suçons la pulpe des squelettes d’arêtes transparentes.

Le vieux à côté du feu discute avec les marchands du prix pour monter sur la mer de personne.

(…)

Nuit de patience, la mer voyage vers nous, à l’aube l’horizon se noie dans la poche des vagues.

Dans notre entassement avec les femmes au milieu, un enfant meurt dans les bras de sa mère.

Quel meilleur sort que la fin dans un giron, Ils le tendent aux vagues, un chant à voix basse.

la mer engloutit dans un rouleau d’écume la feuille tombée de l’arbre des hommes.

(…)

Ils veulent nous renvoyer, ils demandent où nous étions avant, quel endroit nous avons laissé derrière nous.

Je leur montre mon dos, c’est tout le derrière qu’il me reste, ils se fâchent, pour eux ce n’est pas une deuxième face.

Nous nous honorons la nuque, là où se précipite l’avenir qui n’est pas devant, mais qui arrive par derrière et nous dépasse.

Tu dois rentrer à la maison. Si j’en avais eu une, je serais resté, même les assassins ne veulent nous reprendre.

Remettez-nous sur le bateau, chassez-nous en hommes Nous ne sommes pas des paquets et toi Nord tu n’es pas digne de toi-même

Notre terre engloutie n’existe plus sous nos pieds, notre patrie est une barque, une coquille ouverte.

Vous pouvez repousser, mais pas ramener, le départ est une cendre éparse, nous sommes des aller-simple.

Chœur Nous sommes les innombrables, nous doublons à chaque case de l’échiquier, Nous pavons votre mer de squelettes pour marcher dessus.

(…)

Nous serons vos serfs, les fils que vous ne faites pas, nos vies seront vos livres d’aventures.

Nous portons Homère et Dante, l’aveugle et le pèlerin, l’odeur que vous n’avez plus, l’égalité que vous avez subordonnée.

Chœur D’aussi loin que nous arriveront, à des millions de pas, ceux qui vont à pied ne peuvent être arrêtés.

(…)

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