Mais la vie de dicte rien. Elle ne s’écrit pas d’elle-même. Elle est muette et informe. Écrire la vie en se tenant au plus près de la réalité, sans inventer ni transfigurer, c’est l’inscrire dans une forme, des phrases, des mots. C’est s’engager - et de plus en plus au fil des années - dans un travail exigeant, une lutte, que je tente de cerner et de comprendre dans le texte lui-même, au fur et à mesure que je m’y livre. Dans cette phrase de Proust qui m’accompagne depuis l’adolescence, « les chagrins sont des serviteurs obscurs, détestés, contre lesquels on lutte, sous l’emprise de qui on tombe de plus en plus, des serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui, par des voies souteraines, nous mènent à la vérité et à la mort », je m’aperçois que je mets de plus en plus « l’écriture » à la place des « chagrins ». Ou avec.
Annie ERNAUX : Écrire la vie, Gallimard 2011, page 8.