Erri de Luca : Le contraire de un

Dimanche 3 février 2013

Sentir, écouter, toucher, goûter, regarder ! Les mots d’Erri de Luca ne peuvent s’offrir qu’ainsi, parmi les décombres du passé. Les courts récits aux thèmes multiples telles les notes qui ont composé sa vie sont joués sans artifices. […] Une fuite des phrases vers les sommets infranchissables exacerbe le rythme des nouvelles qui se succèdent. Son vécu composé de vies multiples placées sous le signe de l’altruisme sont des bouffées d’air pur, un ciel bleu d’une humanité débordante traversant le cours des années. Cette poésie des mots, sensuelle, charnelle, âpre comme des mains calleuses, simple et sincère, est toujours inoubliable et les mots restent longtemps en suspens autour du livre refermé.

Alexandra Morardet

La chemise au mur page 50

Arrivait l’année mille neuf cent soixante-neuf, plus dure et plus longue que l’année d’avant-goût soixante-huit. Des jeunes commençaient à penser à eux-mêmes d’après les biographies de révolutionnaires du début du vingtième siècle. Nous étions nombreux à apprendre le pleur artificiel des lacrymogènes, les bagarres des charges, les coups et le drôle de transport dans des cages à poules, les fourgons cellulaires. Qui étais-je, que pouvais-je dire de moi : rien. Je n’étais de rien et d’aucun lieu. J’étais un parmi tant, qui parfois n’étaient pas bien nombreux à compter dans une cour de commissariat, au milieu des représailles endurcies d’hommes en uniforme. J’étais un, même moins qu’un.

Vin page 131

A la cantine aussi, pas de vin, je prenais part à d’autres fermentations. Tout autour piaffaient les révoltes de rues et elles m’avalaient. Avec tous ceux qui avaient poussé en même temps, j’étais pressé comme du raisin dans cette année mille neuf cent soixante-neuf, indécente et décisive. Des ouvriers agricoles fusillés par la police au sud, des bombes dans les banques au nord, des anarchistes inculpés à tort et exprès : c’était l’année de la colère pure, une colère pure. Pour beaucoup, elle devenait un tournant de non-retour à la suite de paroles impitoyables, de réplique. Les dire obligea à leur obéir. En tant qu’abstème, je peux dire à froid que ce ne fut pas une cuite, mais l’avènement à sec de la haine.

In Nomine page 73

Je partis pour l’Afrique avec le lest que d’après lui je voulais conserver sur mon cœur. Certes, je n’étais pas léger et en Afrique il faut être léger, et fort comme une feuille de bananier. Il faut le dos bien droit des femmes qui portent l’eau sur la tête. J’étais voûté au contraire, un clou qui ne s’enfonce pas, mal rivé, j’offrais au soleil à pic un angle plus grand. Mon ombre était plus longue que les autres. Là-bas, on sait le danger couru par qui traîne trop long derrière soi. Je tombai malade de fièvres, à serrer les dents pour ne pas les laisser claquer. Andrea m’avait absous, l’Afrique non. Le poids de son soleil enlève aux hommes leur couvercle et, s’ils ne sont pas intègres, il les fait fondre. A la fin du voyage, dans un lit de retour et de convalescence, mon corps avait déposé pour toujours deux dixièmes de son poids et ce n’étaient pas ceux qui pesaient sur mon cœur.

Goût : un bouillon de poule page 94

J’ai passé plusieurs mois, il y a des années, dans un endroit sous l’équateur, un pays appelé Tanzanie. Avant de m’y rendre, j’avais appris la langue swahilie qui est un moyen de communication valable pour une bonne partie de l’Afrique orientale. Je vivais dans un petit centre. Les heures du soir se passaient sous un vaste amandier indien à boire du thé. Je parlais avec les hommes, mais les conversations les plus gaies je les avais avec les sœurs locales aux noms sereins : Mélanie, Léocadie. C’étaient des voix d’une langue qui met toujours l’accent sur l’avant-dernière voyelle, qui n’est faite que de paroxytons. Elles avaient un large sourire, toujours prêt, je parvenais sans effort à les faire rire en parlant de neige, de spaghettis, de tremblement de terre. Je traduisais pour elle des proverbes de ma ville : en mer point de tavernes, katika bahari hapana nyumba. Mélanie était comme moi, au cœur de la trentaine. Ses dents saines brillaient, le blanc de ses prunelles aussi, car elle riait les yeux ouverts. Elle marchait en oscillant à cause de ses pieds gonflés. Je n’ai jamais vu ses cheveux, toujours sous sa coiffe bleue.

L’addition page 100 La ville bannissait ses absents. Ceux qui n’y vivaient pas étaient inscrits sur le registre secret des expulsés. Napolitain est un titre seulement pour les résidents, la naissance ne suffit pas. C’est ceux qui restent qui comptent, tous les autres sont des étrangers. Napolitain : vient assez peu d’une journée passée au soleil, mais dépend bien plus de sa montagne, pandoro au levain de fusions. Dans chaque maison se trouve l’aquarelle nocturne des laves incendiaires, la mer éclairée au sang. Napolitain est adorateur du volcan au point de lotir ses flancs, de remonter à son cratère et même d’y construire dedans un stade aux gradins déjà évidents. Des pensées de celui qui se détache, jeune, sans saluer et regarde par la fenêtre de droite le volcan qui lui tourne le dos avec sa traîne de pentes douces sur Caserte.

P.S. La Naples tortueuse, sous la chape du volcan, théâtre de ses amours est le point d’envol, liée à la figure de la mère, à laquelle, il rend hommage en ouvrant le recueil par un poème,

« Mamma Emilia ».

«  J’ai promis de brûler ton corps

de ne pas le donner à la terre. Je te donnerai au feu

frère du volcan qui orientait notre sommeil.

Je te répandrai dans l’air après l’averse

à l’heure de l’arc-en-ciel

qui te faisait ouvrir grand les yeux. »

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