Erri de Luca : Montedidio

Jeudi 24 mai 2012

Le Prix Femina Étranger a été décerné à Erri De Luca, le 7 novembre 2002, pour son roman Montedidio, paru dans la collection Du Monde Entier. Le roman, qui emprunte son titre à un quartier populaire de Naples, est une nouvelle preuve de l’originalité de la voix de Erri De Luca.

Une fable ? Un récit initiatique, à la fois retenu et brûlant. […] Irracontable, en réalité, ce bref récit écrit le soir en italien […] sur un grand rouleau d’imprimerie par un gamin qui est fier d’être allé à l’école jusqu’en septième est, entre fable et poème, mais ancré dans une réalité presque documentaire, d’une intensité coupante, et irradiante. […] Comme ciselé d’une main de sculpteur, un très beau livre, vraiment. Annie Coppermann, Les Echos, mars 2002

Maman dort beaucoup, du jour au lendemain elle est tombée malade de la jaunisse, elle est jaune comme de l’ail vieux. Je fais gonfler mon pain avec du lait froid, je n’ai pas la permission d’allumer le gaz, papa est allé chercher des médicaments, avant de trouver une pharmacie ouverte à dix heures du soir, il fait le tour de Naples. Je garde le boomeran tout près sur la table de cuisine, il est toujours avec moi, sur moi même, au boulot je le garde sous ma veste. Des choses nouvelles se préparent, Rafaniello, Maria, la force qui me vient aux lavoirs. Le boomeran vient de la mer, il doit voler, en attendant il donne des muscles à un gamin qui pue encore l’encre d’écolier, qui travaille en juin pour un menuisier et qui écrit les faits de sa nouvelle vie avec un crayon sur un rouleau de papier que lui a donné l’imprimeur de Montedididio, un reste de bobine. Le rouleau tourne et je vois déjà écrites les choses passées, qui s’enroulent aussitôt.

page 44

J’entre dans la maison, un froid pesant, muet, à se mettre au lit. Je prépare le chapon avec du sel et du poivre, je le mets au four avec des pommes de terre, c’est une prise de chaleur. Dans la cuisine m’arrive la radio d’une maison d’en face. Rua Santa Maria della Neve, une vieille mendiante est sortie dans la rue et a jeté toutes les pièces recueillies avec l’aumône, un attroupement s’est formé, la force publique est intervenue. Le sang de sant’Andrea Avellino s’est liquéfié. En dehors de Naples, en Amérique, un jeune homme a été fait président. Les Russes ont envoyé un chien dans une fusée, les Américains, eux, ont envoyé un singe. J’éteins la lumière, je regarde dehors. C’est Noël, des pièces éclairées, les familles se mettent à table. Sur la mienne est préparée la place du boumeran, celle du chapon, celle de Maria avec les biscuits. L’an passé, je ne rêvais pas de demander tout ça, c’est arrivé tout seul, sans demander, en dehors de Noël. La lumière éteinte, des caresses de fantômes me passent sur la nuque, dans l’obscurité ils bougent mieux. Je profite du réverbère de la rue pour écrire, appuyé au rebord de la fenêtre, le bruit du crayon sur le papier fait le résumé du vacarme de la journée.

pages 151,152

Je parle avec Rafaniello, aujourd’hui nous avons le temps, je lui demande si son pays ne lui manque pas. Son pays n’existe plus, il n’y est resté ni vivants ni morts, on les a fait disparaître tous ensemble.« Je ne sens pas le manque, dit-il, mais la présence. Dans mes pensées ou quand je chante, quand je répare un soulier, je sens la présence de mon pays. Il vient souvent me trouver, maintenant qu’il n’a plus une place à lui. Dans le cri du marchand d’eau qui monte avec son charreton à Montedidio pour vendre de l’eau sulfureuse dans des pots de terre cuite, de sa voix aussi me parviennent quelques syllabes de mon pays. » Il se tait un moment, ses petits clous dans la bouche et le tête penchée sur une semelle. Il voit que je suis resté à côté et il continue : « Quand tu es pris de nostalgie, ce n’est pas un manque, c’est une présence, c’est une visite, des personnes, des pays arrivent de loin et te tiennent un peu compagnie. » Alors don Rafaniè, les fois où il me vient la pensée d’un manque, je dois l’appeler présence ? « C’est ça, et à chaque manque tu souhaites la bienvenue, tu lui fais bon accueil. » Alors quand vous serez envolé, je ne dois pas sentir votre manque, moi ? « Non, dit-il, quand il t’arrive de penser à moi, moi je suis présent. » J’écris sur le rouleau les paroles de Rafaniello qui ont mis le manque sens dessus dessous et il est mieux comme ça maintenant. Lui, avec les pensées, il fait comme avec les chaussures, il les retourne sur sa caisse et les répare.

pages 165, 166

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