Fabienne Pasquet : L’ombre de Baudelaire

Lundi 30 avril 2012

Ecrit d’une plume savante et passionnée, un récit fiévreux qui explore l’intime passion de Baudelaire pour l’une de ses inspiratrices les plus célèbres, Jeanne Duval, dans le Paris d’Haussmann.

  • « Vous devez être un peu sorcier pour avoir fait mon portrait sans me connaître ». Le mot « sorcier » n’appartenait pas au vocabulaire de Courbet. Mais sortant de cette bouche brune, il le fit sourire. Ses pommettes saillirent, soulignées par le fouillis de poils noirs piqués de blanc qui masquait la moitié de son visage, révélant ses lèvres charnues. On l’appelait l« Assyrien », mais il avait déjà opté, alors, pour cette carrure de fort des halles qui s’épanouit avec les années d’une bedaine provocante. D’une main il recoiffa sa tignasse :
  • « J’ai tout un musée là-dessous. La mémoire des images, c’est mon métier ».

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Quelques années plus tôt, nous apprit-il, Baudelaire lui avait laissé une photographie pour faire son portrait.

  • « Chaque fois que je le voyais, j’avais l’impression d’avoir affaire à une personne différente. Son visage changeait tous les jours, il était particulièrement difficile à saisir. Sur le cliché, à côté de lui, on apercevait l’ombre floue d’une personne qui avait bougé ». …….
     « J’ai trouvé cet effet photographique amusant, continua-t-il, et demandé à Baudelaire qui était cette ombre : c’était vous. En reprenant son portrait ici, j’ai repensé à la photographie et décidé de faire surgir la figure de l’ombre. Je me suis inspiré d’un des dessins que Baudelaire a fait de vous. Dans cette allégorie réelle, vous en muse à côté de lui, ce n’était plus seulement le portrait de l’homme et du poète mais celui de la poésie ».

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L’émotion cependant étranglait Jeanne. La dernière phrase était tombée sur elle comme la foudre. Pendant ses dix ans de vie avec Baudelaire, jamais un autre que lui ne s’était adressé à elle comme à la muse du poète. Et voilà que trois ans après leur séparation, un peintre, ami de Baudelaire, lui redisait ce qu’elle avait cru devoir oublier. Elle s’absorba un moment à regarder le portrait de son ancien amant. Baudelaire portait sa veste rouge foncé. Il aimait le rouge et le noir. Une bouffée de chaleur étourdit Jeanne, d’un instant à l’autre il allait tourner la tête vers elle hors du tableau, le coin des lèvres tiré par son sourire moqueur. Irrésistiblement vivant. Elle l’avait haï, ils s’étaient tant haïs. Mais l’image du poète et de la muse, devenue réelle sur une toile vouée à la postérité, ressuscitait un rêve enfoui.

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C’était en 1842, ils avaient alors vingt ans et se connaissaient depuis un mois. Ils se trouvaient chez lui dans le petit appartement de l’hôtel Pimodan. Ils avaient fait l’amour sur ce drôle de lit en bois qui ressemblait à un bateau. Ce jour-là, Baudelaire était resté longtemps silencieux, contemplant le corps lisse et brun. Puis, grave, il avait dit à Jeanne de ne pas bouger, de le laisser faire. Jamais des yeux ne l’avaient ainsi touchée, bercée, retournée, bouleversée. Tout avait été visité, connu, reconnu, chaque ligne, courbe, méplat, renflement ou gonflement, chaque creux, ce qui montait et ce qui descendait, chaque pli et repli, chaque poil et chaque pore, chaque grain, ce qui luisait et se rembrunissait, ce qui se tendait et se retirait, ce qui perlait ou devenait rêche. Son corps avait cédé à ce regard, ses pensées à cette main. Soudain Baudelaire avait sauté du lit revenant peu après avec sa plume et un encrier. Ce qui ne pouvait pas resté indemne serait marqué. Là où les mots se taisaient, il écrirait, les ferait jaillir de ce lieu de silence. Sur cette peau qui délivrait les sens, il inscrirait leurs voix et les ferait résonner, toutes ! …. Sur la peau une piqûre légère, le froid de l’encre, et la plume partit, rapide, à la suite de la voix de Baudelaire. Suspendue à ses paroles, Jeanne suivait le tourbillon de ces points d’encre qui s’appelaient, s’enchaînaient sur son corps en signes magiques, en mots étourdissants. La peau buvait l’encre des paroles qui chantaient le plaisir et le ressuscitaient. Plus l’incantation se faisait ténébreuse, plus Jeanne la sentait pénétrer en elle. Cette musique devenait la sienne. Les mots disaient ce qu’elle les croyait incapables de dire et illuminaient des abîmes obscurs. Le désir, transmué, farouche, roulait en elle et la sculptait. Jeanne devenait cette femme de paroles et d’encre.

pages 126, 127, 128

Courbet : L'atelier du peintre - Tout à droite, Baudelaire lit. A côté, une ombre…. huile sur toile, 1855, Musée d'Orsay. Jeanne figurait sur cette toile, mais Courbet l'a dissimulée sous une couche de peinture38. Ironiquement, le temps faisant son œuvre, cette couche de peinture s'est altérée et Jeanne est de nouveau visible près de son amant.
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