Je m’appelle Fatima Daas.
Avant de m’autoriser à écrire, je satisfaisais les attentes des autres.
Après le lycée, je vais en hypokhâgne, en classe préparatoire de lettres.
C’est ce que les bons élèves font.
Ils vont en médecine, en prépa, ou à Sciences Po. Pendant plusieurs mois, j’imite mes camarades de classe.
Je dois :
Travailler plusieurs heures après chaque journée de cours.
Apprendre par cœur des dates, des définitions.
Me taper des khôlles, lire et commenter des textes écrits exclusivement par des hommes blancs hétéros cisgenres.
J’arrive à mon premier cours de la journée, on est mercredi. Il est huit heures trente.
Le professeur d’espagnol nous distribue nos devoirs maison. Il garde ma copie dans ses mains. Il me regarde avec ses grosses lunettes.
_Mademoiselle Daas, vous voulez bien sortir avec moi deux minutes ?
Je me lève, range ma chaise sous ma table.
Je sens son impatience.
Je n’ai pas le temps de prendre ma veste.
Je le suis, bêtement.
Il est déjà dehors, la porte refermée.
Deux, trois élèves me suivent du regard.
Je suis en t-shirt, alors je sens le vent me caresser les bras, mes poils se hérissent, ça me chatouille.
_Voilà… Mademoiselle Daas (il dit ça avec une bonne voix virile, en me regardant droit dans les yeux), je ne ferai rien, vous pouvez être tranquille, mais je veux juste savoir la vérité (il laisse un temps de suspense pourri). Qui a fait votre devoir ?
Je ne comprends pas bien, alors je dis en souriant mon devoir maison ?
Il répond oui, votre devoir maison. Qui l’a fait à votre place ?
Parfois, quand les gens doutent de moi, je me mets moi-même à douter, c’est marrant, j’invente des scénarios pour leur donner raison, mais, cette fois, je n’en avais pas envie parce que le travail avait été facile et que je n’avais pas eu de plaisir à le faire.
Je n’ai pas répondu.
J’espérais qu’il m’annoncerait que c’était un poisson d’avril en février, n’importe quoi, mais ce n’était pas le genre de mec à faire des blagues. J’ai cru encore qu’il finirait par se reprendre, qu’il sentirait, grâce à mon silence, que c’était lui la putain de grosse blague.
Il a recommencé son délire :
_O.k., très bien, qui vous a aidée ?
Je commençais à fatiguer, mais j’ai quand même répondu :
_J’adore l’espagnol. J’avais dix-huit de moyenne l’année dernière et j’ai eu seize au bac.
Puis j’ai réalisé que prouver, démontrer, me rendre légitime, montrer ce que je valais n’était pas le lot des autres élèves qui étaient à l’intérieur, au chaud. Personne n’avait à argumenter pendant dix minutes, en t-shirt, dans le froid, pour prouver qu’il avait bien mérité un dix-sept sur vingt.
Un mois plus tard, j’ai arrêté la prépa.
Je ne suis pas allée en médecine.
Je n’ai pas intégré Sciences Po.
J’ai écrit.
Je m’appelle Fatima Daas.
Je suis une chamelle adolescente.
Sur le chemin de l’école, j’observe les garçons.
Je me trouve meilleure.
Je ne sais pas ce que c’est, être un garçon, un homme.
Ni être une femme d’ailleurs.
Ma mère a longtemps rêvé que je le devenais.
Je n’aime pas les garçons mais j’aime leurs accessoires.
J’ai des caractéristiques masculines dont j’essaie de me défaire, parce que ma mère les déteste et qu’on ne cesse de me rappeler que je suis une fille.
Ce que les filles désirent, c’est être avec un garçon généreux, attentionné, viril, rassurant et protecteur.
Alors je cherche le problème chez moi.
Au retour d’un voyage, ma mère me laisse trois boîtes à bijoux sur mon bureau.
Je n’y prête pas attention tout de suite en entrant dans ma chambre.
Elles sont cachées entre l’huile d’argan et une barre de céréales Chips Ahoy ! qui traîne sur mon bureau depuis des mois.
Sur l’une des boîtes, il y a des roses dessinées sur un quadrillage rouge et blanc.
La deuxième boîte, c’est un carré avec un nœud papillon marron accroché sur le côté. Et la dernière, la plus jolie des trois, est rouge, simple et rouge. Elle se présente à moi comme un minicoffre aux trésors.
J’ouvre la première boîte.
Il y a une bague à l’intérieur.
Une bague en or avec une petite fleur.
Ce n’est pas du tout mon style.
J’aimais les bagues, les « bagues d’homme », en argent.
En arabe, on les appelle les bagues fèdda.
Mon père et mon oncle en portaient une.
Plus tard, je porterai à chaque doigt des bagues fèdda.
J’ouvre la deuxième boîte, la troisième.
C’est de l’or. Deux bracelets en or.
Le premier avec des cœurs, le second avec des fleurs.
Je me sens comme une adulte qui devient pourrie gâtée en retard.
Je m’efforce de penser que je suis heureuse que ma mère me fasse une surprise. Il n’y a pourtant rien de surprenant, ma mère ne souhaite qu’une seule chose, que je reste à ma place de fille, que j’aime ce que je dois aimer, que je fasse ce que les filles font, que je me retrouve, me reconnaisse en tant que fille.
Ce cadeau est mignon, c’est ça le problème, ai-je pensé très fort.
Je m’appelle Fatima.
Je recherche une stabilité.
Parce que c’est difficile d’être toujours à côté, à côté des autres, jamais avec eux, à côté de sa vie, à côté de la plaque.
Nina me fait entrer chez elle, en s’excusant.
Je lui dis que j’ai connu pire.
Chez Nina, il y a un petit couloir de deux mètres qui mène à sa chambre. Là, il y a un lit défait, sous le lit des mégots, sur son bureau une télé entourée de livres.
Il y a une guitare et à côté des vêtements qu’elle laisse traîner.
Je me sens bizarre chez Nina et en même temps je m’y sens bien.
Il y a quelque chose de rassurant dans ce désordre, comme si je trouvais ma place, comme si c’était un peu mon intérieur.
J’ai la prétention de penser que je vais mettre de l’ordre dans la vie de Nina, alors qu’il n’y en a même pas dans la mienne, alors que je ne suis même pas foutue de ranger ma chambre, de faire mon lit, qu’à mon âge c’est encore ma mère qui s’en occupe.
Avec Nina à mes côtés, je suis moins bizarre. Moins folle. Moins bouchée.
Il est sept heures trente.
On s’allonge enfin.
Nina met une vidéo sur sa tablette, elle dit que ça l’aidera à s’endormir.
Elle met une main sur son cœur et l’autre sur ses côtes.
_T’es là parce que ça ne va plus avec Cassandra ? T’es avec moi parce que toi aussi tu vas te faire larguer ? Pourquoi t’es pas repartie avec une autre, pourquoi t’as pas pécho ce soir ? T’as prévenu Cassandra au moins ? Tu lui as dit qu’on rentrait ensemble ?
Je ne réponds rien à Nina.
Je reste la regarder avec mon air je-m’en-foutiste qui ne s’en fout pas du tout. Plus je la regarde, plus je pense à La Vie matérielle.
À ce que dit Duras.
Je crois que l’amour va toujours de pair avec l’amour, on ne peut pas aimer tout seul de son côté, je n’y crois pas à ça, je ne crois pas aux amours désespérées qu’on vit solitairement. […] Ce n’est pas possible d’aimer quelqu’un à qui vous ne plaisez pas du tout, que vous ennuyez, totalement, je ne crois pas à ça.
Nina a la couette jusqu’au cou.
Je sens son regard me traverser.
_Tu sais, Fatima, je ne peux pas t’offrir ce que tu veux. En couple, je suis mélancolique et taiseuse. En fait, je n’ai rien à offrir.
_Tu sais, Nina, tu parles à la place de tout le monde sauf à la tienne !
_Et toi, Fatima, tu me veux seulement parce que je te dis non !
Entendre cette phrase m’irrite, sans doute parce qu’elle renferme une vérité, mais je n’arrive pas à savoir de quelle vérité il s’agit.
Je comprends à cet instant que je n’aurai pas Nina et que dans le même temps je continuerai à la désirer.
Fatima Daas : La petite dernière, Notabilia, 2020, pages 74-76, 120-121, 148-150.