La maladie de Sachs de Martin Winckler

Dimanche 7 avril 2013 — Dernier ajout samedi 6 avril 2013
68 Pauline Kasser
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Je repose le cahier. Assis à la table, Bruno me regarde.

  • Vous allez me dire que je suis un salaud, d’écrire et de vous faire lire ça… Je fais non de la tête. Je m’agenouille près de lui, il s’incline et pose son front sur mon épaule, je lui dit à l’oreille :
  • Quand vous me parlez, je vous écoute. Quand vous me faîtes lire quelque chose, j’essaie de comprendre ce qu’il y a derrière, comme vous savez le faire avec les gens que vous recevez…Vous passez votre temps à écouter ce qu’on vous confie, et vous n’auriez pas le droit d’écrire ? Il lève la tête, il me regarde.
  • Vous n’avez pas peur ?
  • Peur ? De quoi ? De ce que vous pensez ? De ce que vous écrivez ? Votre regard sur la vie, c’est une chose. Vos regards, vos paroles, vos gestes sur moi, c’en est une autre. Je sais qui vous êtes. Vous êtes l’homme que j’aime et qui m’aime. Ce que vous écrivez ne peut pas me faire de mal. Sa gorge se serre. Ses yeux se brouillent.
  • Vous croyez qu’écrire…ça soigne ?

p150

Je ne veux plus le voir. La dernière fois, il a refusé de me prescrire mon médicament contre le cholestérol. Il a dit que ça sert à rien et que c’est dangereux. Mais enfin, si les médicaments faisaient plus de mal que de bien, les docteurs n’en prescriraient pas ! Il dit que le cholestérol, c’est moins grave que mon asthme et les cigarettes. Mais moi, je ne lui demande pas d’arrêter de fumer, je lui demande de soigner mon cholestérol. L’autre jour, il a dit : Moi, je ne soigne pas le cholestérol, je soigne les gens, à votre âge vous avez tout le temps de mourir d’autre chose que du cholestérol. J’ai dit : Bon, si c’est tout ce que vous me souhaitez, et je suis parti. Non mais ! pour qui il se prend ? Je sais quand même mieux que lui de quoi j’ai besoin. C’est qui le malade ?


53 L’indicible
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Tu es assis à ton bureau. Tu ne bouges pas. De profil, ton corps dessine une sorte de S, assis-inscrit sur le fauteuil à roulettes, long reptile un peu lourd appuyé sur deux bras, mains presque jointes au bout de ton regard. Ta main gauche est posée à plat près de la feuille. Le stylo est suspendu dans ta main droite à quelques millimètres au-dessus du papier.

Sur la feuille, tu as écrit : Le corps n’existe pas. Enveloppé dans la blouse, les vêtements. Les mains, à la rigueur. Quand elles ne prennent pas des gants. Les yeux matent derrière ces foutus carreaux gras. Cheveux gras, nez luisant comme un gyrophare. Est-ce qu’on l’entend hurler de l’extérieur ? Touche à tout, du bout des doigts. Réponse à tout, du bout des lèvres. Retrousser ses manches, ça ne met pas à nu. Pour être nu enfin, il faudrait

Tu cherches le mot juste, ou tu hésites.

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