Le voici. Là, sous mes mains qui cherchent, dans le placard de la cuisine, le gros galet plat et sa petite pierre ronde. Une pierre dense et solide. Elle sert à écraser, une fois posés sur le galet, les ingrédients de la sauce qui me ramènera chez moi. Je la laisse épouser parfaitement le creux de ma main. Aussitôt, j’entends le clapotis de l’eau sur les rochers. Le chant des pêcheurs qui rapportent une moisson de soles à braiser pour les fines cuisinières de la côte. Tout est dans la forme de la pierre à écraser. Dans son crissement régulier. Dans les parfums qui se sont imprimés en elle au fil des ans. Mon âme se repaît de ces souvenirs, tandis que j’apprête, sur le plan de travail, près de la pierre, les minuscules crevettes séchées et le gingembre frais. Les saveurs viennent aussi de cette pierre et de son galet, ramassés sur le rivage. J’aime passer la main dessus avant de commencer. Toucher ma terre. Sentir que l’océan qui nous sépare ne sera jamais qu’une fiction. pages 9, 10
Les garçons du quartier faisaient la queue devant chez elle. Dédaignant les autres filles, ils se battaient parfois jusqu’au sang pour obtenir ses faveurs. Florence les laissait faire et se prêtait au vainqueur, puisqu’elle ne se donnait pas tout à fait. Elle se souvenait des années de primaire, des moqueries de ses camarades dans la cour de l’école, parce qu’elle était frappée d’albinisme. Elle était la seule à devoir fuir le soleil, ce qui n’était pas une mince affaire pour une personne vivant en Afrique équatoriale. A l’adolescence tout avait changé. D’abord, le corps de Florence, et elle s’en était aperçue. Quand elle avait eu l’idée de se faire défriser les cheveux, tout le quartier s’en était rendu compte. On avait soudain trouvé un charme fou à ses yeux clairs qui ne pouvaient rien fixer. Le vacillement permanent de ses paupières faisait chavirer les cœurs. Florence était devenue la blonde des alentours. Un fantasme accessible, puisqu’elle était…noire. Ses traits en attestaient. Sa culture également. Elle savait ce qu’ils voulaient tous, et le leur faisait payer d’avance. Toutefois, avec Hervé et Jules, les choses étaient un peu différentes. Ils lui plaisaient tous les deux. Lorsqu’ils s’adressaient à elle, Florence avait le sentiment qu’ils lui parlaient vraiment, qu’ils voulaient la connaître autrement que bibliquement. Il lui fallait s’en assurer. Habituellement, c’étaient les jeunes filles qui espéraient conquérir les garçons en leur faisant à manger. Elles avaient délaissé les jeux de l’enfance, les boîtes de conserve dans lesquelles elles prétendaient cuire, sur de maigres brindilles enflammées, des repas comestibles…[…] Etre femme, c’était entrer dans la caste des alchimistes du goût, trouver le moyen de se révéler à l’autre à travers les plats qu’on lui présentait. Le tempérament des femmes, disait-on, avait à voir avec la saveur de leur piment. Non pas en raison des ingrédients qu’elles y incorporaient avant de le faire chauffer dans un peu d’huile d’arachide, mais bien de leur façon de l’écraser. Chacune se servait à sa manière de la pierre à écraser. Chacune avait « sa main », comme on disait. Cette conception des choses avait un peu guidé la décision de Florence. Elle connaîtrait le cœur d’Hervé et de Jules, grâce au solo qu’ils lui auraient préparé. Lequel des deux le choisirait bien, c’est à dire, selon le goût de Florence, aussi sec que possible ? Lequel saurait le dessaler juste comme il fallait ? Lequel saurait quelles arêtes retirer et lesquelles laisser mollir dans la sauce pour qu’elles confèrent au mets un croquant inoffensif ? Lequel prendrait la peine d’ôter la peau pour ne laisser que la chair des filets, et cela, sans émietter le poisson ? Et surtout, lequel trouverait l’accompagnement le plus adéquat ? C’était, assurément, l’épreuve à laquelle soumettre les concurrents. pages 40, 41, 42