Marcel Proust : Sur la lecture

Samedi 7 janvier 2012

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l’abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux de la page ou de changer de place, les provisions du goûter qu’on nous avait fait emporter et que nous laissions à côté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu’à monter finir, tout de suite après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre chose que l’importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel que ce que nous lisions alors avec tant d’amour), que, s’il nous arrive encore aujourd’hui de feuilleter ces livres d’autrefois, ce n’est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l’espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n’existent plus.

Marcel Proust : Sur la lecture, Actes Sud 2010 (1988), page 9.

Vos témoignages

  • michelle foliot 30 janvier 2013 17:28

    Des souvenirs le plus marquant de son enfance, le plaisir de lire, non pas la lecture elle-même, qui pourrait priver de jeu n’importe quel enfant, mais tout ce qui gravite autour : le moment de la journée,

    • celui qu’il arrache aux impératifs quotidiens du goûter ou du dîner,
    • celui qui joue avec la lumière du jour et qu’il prolonge,
    • celui qui créé un espace de temps précieux et agréable, parce qu’il est unique,
    • celui qu’il voudrait infini,
    • celui qui le submerge de bonheur parce qu’il lui appartient,
    • celui qui n’est que présence autour de lui, la maisonnée,
    • celui qui grave en sa mémoire des souvenirs à jamais inoubliables bien plus que ceux qui paraissaient être vécus.
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