Tout d’abord, apparemment, rien de nouveau n’est arrivé ces jours-ci, rien que le passage du temps, le meurtre et la faim, et l’Iran, l’Afghanistan, et puis, peu à peu un événement nouveau émerge de la durée des jours, il a lieu au plus loin de nous, très loin, en Pologne, c’est la grève calme des ouvriers du chantier naval de Gdansk. On sait les chiffres, ils sont passés de dix-sept mille à trente mille, et que cela a commencé il y a sept semaines. On ne sait que ça. Ici, tout près de moi, de part et d’autre de la Touques ce 15 août, la population devrait approcher le million. A la hauteur des tennis et des cabines de bains, elle devrait avoir la densité de celle de Calcutta. Toujours ce temps parfait, cette mer plate, d’un bleu tendre par endroits plus sombre. Un orage brouille la couleur et les lignes si claires mais il passe vite et de nouveau le bleu est là, la platitude millénaire de la mer. Quand la mer dormait ainsi sous le ciel vide, avant, les hommes s’effrayaient. A ce moment-là, l’infini du monde était à la portée de la main, dans les animaux, les forêts, la terre elle-même alors infinie, la mer. Rien de cela n’avait encore de forme décidée, l’évidence éclatait qu’elle n’en aurait jamais, et déjà les hommes pressentaient que le monde était vieux. Que le sommeil de la mer était un signe. Comme en était le songe lui-même. Le présent a toujours dû être vécu de cette façon par les hommes, comme étant celui, évident, de la fin des temps. (…) La colonie est repartie avec le plein soleil, sans chanter. Aujourd’hui, ils sont sages, comme chassés de la plage, intimidés. Leurs jours les plus heureux étaient les jours sombres et vastes de la pluie. Après que la colonie est passée, la jeune fille et l’enfant arrivent, loin derrière, toujours très lentement. Elle a la main posée autour du cou de l’enfant, elle lui parle. Il marche la tête légèrement levée vers elle, il l’écoute avec attention, parfois il sourit. (…)
Marguerite Duras : L’été 80, Ed. de Minuit, Double 2008, pages 53-54 et 56.