Marie Hélène LAFON : Sur la photo

Dimanche 12 février 2012

Il avait plusieurs corps en un seul. Il était très composite. Ses bras, ses épaules, sa poitrine étaient restés d’un adolescent, étroits et minces. Ils avaient quinze ans. Ils s’étaient refusés à l’étreinte des femmes, à la force qui enveloppe, aux têtes nichées, à la toison. Il était lisse. Il jouait parfois pour lui seul à durcir son biceps, à le faire rouler, à le tâter du bout des doigts, à le reconnaître, à se prouver qu’il était là, qu’il existait comme chez les autres, les hommes, les larges, les, ils, ceux qui emportent les femelles pantelantes, abasourdies par l’appel profond de l’espèce, avides de sueur, prêtes à lécher, serrées, serrées, écrasées, broyées, fondues dans l’homme, dans la perte d’elles-mêmes, les femmes, les jeunes filles, les vieilles, les fillettes hissées sur les épaules des papas à la fête foraine. Toutes. Ses mains étaient longues. Ses mains étaient labiles. Ses poignets minces. Il avait de beaux gestes, inattendus, élégants. Parfois, adossé sur une chaise, à la maison, ou au café, ou dans certaines maisons familières ; avec Isabelle, avec Renaud, avec les deux, ou d’autres, quelques-uns, rares, des amis de Renaud, des cinéastes des photographes, des gens différents de lui, pas des ingénieurs ni des professeurs ni des médecins ni des contrôleurs de gestion ni des experts-comptables ; parfois, devant eux, devant ceux-là, avec eux, mais il ne savait pas qu’il le faisait, il se renversait en arrière, légèrement, il couvrait ses épaules de ses mains trop longues, coudes croisés sur la poitrine. C’était pour mieux entendre, pour se tenir chaud, pour se sentir, pour sentir ses os, pour se bercer. Ensuite, un autre corps commençait. Son ventre, sa taille, ses hanches étaient charnus. Ses fesses hautes, rondes, tenues. Elles convoquaient impérieusement le regard, la caresse. À la croisée du sexe il buissonait, brun, velu, la verge et les bourses changeantes, violines, framboise écrasée, pâles et roses, cuivrées dans l’abandon, fauves, invraisemblables. Les cuisses, les genoux, les mollets, comme les mains, les bras, le cou, étaient d’un christ en croix, jouissant, en plein ciel, définitivement luxurieux, sous le regard des femmes en prière, femmes au sexe fermé, replié, refusé, impossible, interdit. Ses pieds étaient franciscains, rompus à l’ascèse des chemins. Vêtu, il était famélique. Nu, il s’incarnait. Il emplissait les mains. Il aimait être nu. Sur sa nuque s’arrondissait une courte boucle de cheveux noirs, lisses. Il s’était dégarni très tôt. Il avait de longs cils de fille et des yeux de vache, immenses, mouillés. On se perdait dans ses corps.

Marie-Hélène Lafon : Sur la photo, Points 2010, page 30 à 33.

Vos témoignages

  • veronik leray 17 octobre 2012 22:12

    Je ne l’ai pas lu celui là ! Quelle description ! Ça donne envie d’en faire un atelier ! Pfff…sublime…

Revenir en haut