Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien. Je tiens à le dire. Il faut que tout le monde le sache. Moi je n’ai rien fait, et lorsque j’ai su ce qui venait de se passer, j’aurais aimé ne jamais en parler, ligoter ma mémoire, la tenir bien serrée dans ses liens de façon à ce qu’elle demeure tranquille comme une fouine dans une masse de fer. Mais les autres m’ont forcé : « Toi, tu sais écrire, m’ont-ils dit, tu as fait des études. » J’ai répondu que c’étaient de toutes petites études, des études même pas terminées d’ailleurs, et qui ne m’ont pas laissé un grand souvenir. Ils n’ont rien voulu savoir : « Tu sais écrire, tu sais les mots, et comment on les utilise, et comment aussi ils peuvent dire les choses. Ça suffira. Nous on ne sait pas faire cela. On s’embrouillerait, mais toi, tu diras, et alors ils te croiront. Et en plus, tu as la machine." La machine, elle est très vieille. Plusieurs de ses touches sont cassées. Je n’ai rien pour la réparer. Elle est capricieuse. Elle est éreintée. Il lui arrive de se bloquer sans m’avertir comme si elle se cabrait. Mais cela, je ne l’ai pas dit car je n’avais pas envie de finir comme l’Anderer. Ne me demandez pas son nom, on ne l’a jamais su. Très vite les gens l’ont appelé avec des expressions inventées de toutes pièces dans le dialecte et que je traduis : Vollaugä – Yeux pleins – en raison de son regard qui lui sortait un peu du visage ; De Murmelnër — le Murmurant – car il parlait très peu et toujours d’une petite voix qu’on aurait dit un souffle ; Mondlich. – Lunaire — à cause de son air d’être chez nous tout en n’y étant pas ; Gekamdörhin – celui qui est venu de là-bas. Mais pour moi, il a toujours été De Anderer – l’Autre —, peut-être parce qu’en plus d’arriver de nulle part, il était différent, et cela, je connaissais bien : parfois même, je dois l’avouer, j’avais l’impression que lui, c’était un peu moi. pages 11-12
Pourquoi ai je dû, comme des milliers d’autres hommes, porter une croix que je n’avais pas choisie, endurer un calvaire qui n’était pas fait pour mes épaules et qui ne me concernait pas ? Qui a donc décidé de venir fouiller mon obscure existence, de déterrer ma maigre tranquilité, mon anonymat gris, pour me lancer comme une boule folle et minuscule dans un immense jeu de quilles ? Dieu ? Mais alors,s’Il existe, s’Il existe vraiment, qu’Il se cache.Qu’Il pose Ses deux mains sur Sa tête, et qu’Il la courbe. Peut être comme nous l’apprenait jadis Peiper, que beaucoup d’hommes ne sont pas dignes de Lui, mais aujourd’hui je sais aussi qu’Il n’est pas digne de la plupart d’entre nous, et que si la créature a pu engendrer l’horreur c’est uniquement parce que son Créateur lui en a soufflé la recette.
Philippe Claudel : Le rapport de Brodeck, Stock, 2007.