Raphaël Confiant : Case à Chine

Jeudi 29 mars 2012

Justina désignait une chabine ensorcelante qui disposait d’un carnet de crédit à votre boutique. Tout comme des dizaines d’autres femmes du quartier qui ne savaient jamais avec certitude le moment où deux franc-quatre sous décoreraient, comme elles disaient comiquement, la paume de leurs mains calleuses. Mais elles n’étaient pas deshonnêtes, ça rien à dire ! Dès qu’une embellie se présentait dans leur vie, elles accouraient à la boutique,s’écriant presque à perdre le souffle : « Mussieu Chine, tu es là ? Te cache pas derrière tes sacs de pois rouges, mon bougre, je suis venue te régler ! » Jamais elles ne m’appelaient Fang-Li. Ce n’est pas un nom chrétien, ça, prétendaient-elles, joviales. J’étais toujours Monsieur Chine, ma femme Man Chine et ma marmaille, indistinctement, P’tit Chine, ce qui énervait beaucoup Anaise-Ming. Ma fille refusait leur bonjour-bonsoir et les servait, les traits empreints de maussaderie, ce qui avait le don de faire redoubler leurs quolibets de négresses jacassières…. (p 21)

A nous nommer et nous surnommer tous « Chine » -Madame Chine, Chinois-Chine, la Chine, Docteur Chine, etc- ils croient nous plonger dans l’indistinct et, de nos vies ils ne veulent retenir que ce qu’ils croient être notre impassibilité immémoriale. Ils ne se rendent pas compte que, le temps ayant fabriqué du temps, nous avons fini par devenir eux. Non pas le « Eux » qu’ils étaient avant notre débarquée dans ce pays là, moignon de terre aligné sur cet arc de cercle qui dessine un si beau cil a l’Amérique, mais un nouveau « Nous » Notre sang s’est mêlé au leur, à leurs corps tantôt défendant tantôt désirant, nos voix se sont confondues peu à peu avec leurs chants, avec leurs rires, aussi avec tout ce lot d’imprécations qu’ils voltigent rituellement à la face du devant-jour Parce que la déveine est toujours là , ô scélérate, parce que il faut bien faire son deuil du Pays d’Avant, parce que le vivre ensemble en étant si-tellement différent est un défi, parce que porter enfin sur l’écale de son dos l’improbable du monde entier, ce n’est pas du jeu, tonnerre du sort ! (p 279)

Revenir en haut