Tahar Ben Jelloun : Partir

Dimanche 20 décembre 2015

« La petite Malika, ouvrière dans une usine du port de Tanger, demanda à son voisin Azel, sans travail, de lui montrer ses diplômes. – Et toi, lui dit-il, que veux-tu faire plus tard ? – Partir. – Partir… ce n’est pas un métier ! – Une fois partie, j’aurai un métier. – Partir où ? – Partir n’importe où, là-bas par exemple. – L’Espagne ? – Oui, l’Espagne, França, j’y habite déjà en rêve. – Et tu t’y sens bien ? – Cela dépend des nuits. »

Le roman laisse entendre que « partir » n’est pas la solution. Mais c’est avant tout une métaphore de la condition humaine quand elle est brutalisée par le manque et la misère. Ce livre est le portrait d’une jeunesse marocaine prête à tout pour "brûler"… Brûler ?… Brûler, signifie traverser la Méditerranée, brûler ses papiers, tout ce qui permettrait une identification de leur propriétaire et un renvoi à la case départ. On est loin du Ben Jelloun de l’époque de l’Enfant de Sables ou les Yeux Baissés. Ici, pour plus de réalisme, le ton est sec, presque journalistique, le récit est sans compassion, comme si Ben Jelloun s’était endurci avec le temps. Mais c’est aussi une manière de nous faire rentrer dans la réalité brute de ces jeunes pleins d’espoir confrontés à une situation souvent impossible à dominer. Un livre à lire, comme un témoignage qui nous ferait passer de l’autre côté d’un monde que nous côtoyons tous les jours.

« au Maroc, il faut faire comme tout le monde, égorger de ses propres mains le mouton de l’Aïd-el-Kébir, épouser une vierge, passer des heures au café à dire du mal des gens, ou dans le meilleur des cas comparer les prix des dernières voitures allemandes, parler de la télé, arrêter de boire de l’alcool trois jours avant et après le ramadan, cracher par terre, essayer de passer avant les autre, intervenir sur tout, dire oui quand on pense non, et ne pas oublier de ponctuer ses phrases par un » y’a pas de problème« , makayene mouchkil, et puis rentrer le soir après avoir bu quelques bières avec les copains, s’installer devant la table et s’empiffrer comme un cochon. Pour bien finir sa journée, ce cochon se mettra au lit et attendra que sa femme termine de ranger pour la pénétrer, mais elle tardera un peu, il finira par s’endormir en ronflant. »

Partir, oui, moi aussi j’ai envie de m’en aller, tiens, je vais faire le voyage dans l’autre sens, je vais « brûler » le désert, je vais traverser le Sahara comme le vent, vite, rapide, invisible, je passerai entre les dunes, il n’y aura pas de traces, pas d’odeur, Moha passera par là et personne ne le verra, mais où vas-tu, Moha ? Je vais en Afrique, la terre de nos ancêtres, l’Afrique est immense, les gens ont le temps de regarder la vie même si la vie n’est pas généreuse avec eux, mais ils prennent le temps de faire des choses gratuites, l’Afrique pillée par des Noirs en cravate, par des Blancs en cravate, par des singes en smoking, par des gens parfois même totalement invisibles… pages 178/179

(dernier chapitre 40) Depuis plusieurs jours déjà ils sont plusieurs à s’être mis en route, guidés par une envie irrésistible de partir loin, très loin, de prendre le large. Ils marchent à pied, traversent des villes, des champs, des espaces déserts, des bois, des territoires froids. Ils marchent de jour et de nuit, animés par une force dont ils ne soupçonnent pas la puissance, au point de ne ressentir aucune fatigue, ni même le besoin de boire et de manger. Le vent du retour les porte, ils vont sans se poser de question, sans se demander ce qui leur arrive. Ils croient que le destin est là, dans cette marche, les tirant vers la terre des origines, les ramenant vers le pays des racines, le destin qui s’est présenté à eux comme une sorte d’impératif, une parole non discutable, un temps hors du temps, une ascension vers le sommet d’une montagne, une belle promesse, un rêve scintillant, brûlant les étapes et dépassant l’horizon. Ils prennent la route, tête haute, poussés par un vent de liberté, un souffle chaud. Ils sentent que c’est le moment, l’heure. Une saison pour eux, rien que pour eux, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui n’ont pas trouvé leur place. Ils ont tout laisser derrière eux, sans rien regretter, ont déjà oublié pourquoi ils avaient émigré. Ils se dirigent vers le port, là, une voix intérieure, une voix familière leur demande de monter dans un bateau baptisé Toutia, un bateau modeste où le capitaine a planté un arbre, en fleur et qui sent bon, un oranger ou un citronnier. pages 314/315

Revenir en haut