Zoé Valdés : Le pied de mon père

Jeudi 13 décembre 2012

MAGAZINE LITTÉRAIRE, n° 391, octobre 2000 : Publié dans l’excellente collection Haute enfance, dirigée par Colline Faure-Poirée, ce texte s’inscrit bien dans une continuité de l’œuvre et de la vie. Retraçant l’enfance terrible d’Alma Desamparada qui finit, jeune veuve, par s’échapper en radeau de Cuba, Le pied de mon père est un récit en deux parties terminées chacune par une lettre : l’une au père, l’autre à la fille. Qu’est-ce que l’autobiographie ? D’où vient l’écriture ? Quels passages secrets sont foulés par les guïjes pour aller des choses de la vie à celles de la page ? Quels liens sont tissés entre les personnages du livre et leur auteur ? Telles sont les questions que posent tous les livres de Zoé Valdès.

Gérard de Cortanze

Le lendemain, la ville avait retrouvé son calme. Ce genre d’évènement n’avait jamais d’écho dans la presse. Moins encore à la télévision. Pourtant, la nouvelle s’était transmise oralement, par le téléphone arabe, ou plutôt havanais. La situation empirait. La faim et la pénurie faisaient des ravages. Nous ne saurons jamais le chiffre exact de vieillards abandonnés morts de faim, d’enfants victimes des épidémies, de la malnutrition ou du manque de médicaments, ni le nombre de chômeurs, de suicides, de crimes, de tortures, d’exécutions. Ces informations restent totalement confidentielles avec la bénédiction internationale. Censurées ou non d’une conspiration mondiale du silence. Les médecins n’ont pas le droit de déclarer des cas de maladies prétendument éradiquées, qui ont fait leur réapparition à la faveur des carences de l’hygiène, de la fumigation et de l’alimentation. Ce qui est impardonnable, c’est d’avoir fait croire au rêve d’un monde meilleur, et que le régime s’entête à vouloir en convaincre la planète à tout prix en usant insidieusement de la répression et de la mort. Les autres tragédies mondiales ont fait couler des flots d’encre. Nous n’avons pas eu de chance avec la nôtre, hideuse entre toutes, mais si raffinée dans ses pièges.

pages 155, 156

Debout à l’arrière, je commençai à faire glisser la barque sur l’eau à l’aide d’une longue perche qui touchait le fond. L’eau scintillait sous le clair de lune étoilé. Quand je passai devant la Puntilla, le policier en faction dans sa guérite me tourna le dos, comme si de rien n’était. L’autorisation de fuir par la mer venait d’être donné depuis plusieurs heures devant la montée des détournements des bacs dans la baie. Avant, les sorties illégales du pays étaient passibles de longues années de prison. Quand je réussis à dépasser les abords de la plage de Cojìmar, je respirai la haute mer. Je dus commencer à ramer, en douceur, tranquillement. Au loin, j’entendais le Colonel Santana brailler pour que quelqu’un se risque à le reconduire chez lui, en traversant la plage de sable et de caillasse. Je souris, avec toute la plénitude de la tendresse et de la liberté. Aussitôt, un chœur lointain se fit entendre depuis la rive, un chant psalmodié, magnifique, un hymne empli de respect pour la déesse-mère du vaste océan…Je ramai au rythme de ce chant, sans m’arrêter. Il commença à faire plus froid. Je n’avais devant moi qu’un rideau noir et, au-dessus, le ciel piqueté d’étoiles. Les côtes cubaines s’éloignaient, une ligne horizontale de lumières et d’arbres minuscules.

page 180, 181

La nuit, en serrant mon bébé dans les bras, je ne pouvais me retenir de pleurer de rage. La lune resplendissait. Luna, je l’appellerai aussi Luna. Accrochée de toutes mes forces à son enfance, je fis mienne son énergie pour construire une autre réalité, encore anonyme, étrange, et pet-être trop illusoire. Curieusement, c’était la rage qui me poussait à rester dans l’attente, la nécessité impérieuse de gagner cette croisade délirante, de changer, de faire un saut vers l’inconnu. Et le désir ardent de montrer à ma fille que peut-être nous pouvions vivre d’une autre manière, en donnant un sens authentique à nos droits en tant qu’êtres vivants, en tant qu’êtres humains. Sans baisser la tête.

page 194

Ma fille bien-aimée…Comment te dire qu’un siècle s’est achevé et qu’un autre commence ? Moi aussi, le poids de mon inéluctable condition fin de siècle m’a remplie de stupeur. Comment te dire ce que j’ai pensé de cette fin de millénaire, alors que c’est la limpidité de tes yeux qui parfois me rend l’espérance ? Comme j’aimerais reposer ma tête sur ton ventre pur, blottir mes doutes dans ta chaleur, puis ouvrir les yeux et me trouver encore dans ton giron protecteur, devenu adulte et palpitant, afin de nous apporter l’une à l’autre, en amies, des réponses ! Ma fille, comme je voudrais que tu vives plus proche de la poésie que de la guerre, que tes mains caressent des graines et que tu penses à la douleur de l’exil avec sagesse et rancœur, que ton cœur soit tendre envers l’amour mais ferme quant à tes droits d’être humain ! Mon désir est ce nouveau siècle, fruit de tant de sacrifices et de douleurs, nous octroie ce qui reste une dette envers notre sexe : le respect et l’équilibre. Que tu sois une femme de ton temps, digne et libre, que tu connaisses d’autres mondes et différentes cultures, afin d’honorer avec discernement la tienne, une culture solide car elle est métisse. Que tu aies autant besoin de justice pour autrui que d’air pour vivre. Je donnerai n’importe quoi pour que te soient rendus le soleil, les bouquets d’arbres des jardins, la mer qui veilla sur tes pieds à la naissance, le palmier royal qui t’offrit le chant de ses branches ondoyantes, le fromager qui berça ton corps poisseux dans les exhalaisons odorantes de ses racines, caisse de résonance pour tous les sens !

page 196

…N’oublie jamais toutes les opportunités semées par la vie sur ton chemin. N’oublie pas que, pour les préserver, il faut aimer, étudier, vivre, travailler.

page 198

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