Alexis Zorba - Nikos Kazantzaki

Jeudi 31 octobre 2019 — Dernier ajout dimanche 3 mai 2020

De passion et de sensualité il est en effet souvent question dans Alexis Zorba, très beau roman signé Nikos Kazantzaki.

En chemin, ce jeune intellectuel fait une rencontre décisive, celle d’un vieux marin à la faconde inimitable : Zorba. Immortalisé au cinéma par le charismatique Antony Queen, notre héros est « un primitif qui fait craquer l’écorce de la vie » comme le dit l’auteur, un jouisseur qui vit tout avec intensité. Mais Zorba est aussi un personnage pétri de paradoxes, tendre et brutal, exalté et amer. Réunis pour une aventure de quelques mois, ces deux hommes que tout oppose, vont se lier d’amitié tout en confrontant leurs visions respectives de la vie. Disciple de Bergson, adepte de la connaissance empirique, l’auteur interroge également ici, la tension entre le désir de vivre et celui d’écrire.

  • Des dauphins ! fit-il sur un ton enjoué. Je remarquai alors pour la première fois que l’index de sa main gauche était sectionné à la moitié.
  • Dis-moi, Zorba, qu’est-ce qui est arrivé à ton doigt ? m’exclamai-je.
  • Rien ! répondit-il, fâché de voir que je ne profitais pas autant qu’il l’aurait voulu de la vue des dauphins.
  • C’est une machine qui te l’a enlevé ? insistai-je.
  • Une machine ? Tu parles ! Je me le suis coupé tout seul !
  • Tout seul ? Et pourquoi ?
  • Est-ce que tu peux comprendre ça, toi, patron ? dit-il avec un haussement d’épaules. Je t’ai dit que j’avais fait tous les métiers. Eh bien, un temps, j’ai été potier. C’est un métier que j’ai adoré. Tu sais ce que c’est de prendre une motte de glaise et d’en faire ce que tu veux ? Un simple coup de tour, et l’argile virevolte comme une enragée. Toi, tu es au-dessus d’elle et tu te dis : Je vais faire une cruche, une assiette, une lampe à l’huile, je vais faire Dieu sait quoi ! Crois moi, être un homme, c’est ça : être libre ! Il avait oublié la mer. Il ne mordait plus dans son citron, ses yeux avaient retrouvés leur éclat.
  • Alors, ton doigt ? lui demandais-je.
  • Eh bien, voilà, il me gênait sur le tour. Il se mettait en travers et dérangeait mes plans. Un beau jour, j’ai attrapé la doloire…
  • Et tu n’as pas eu mal ?
  • Comment ça je n’ai pas eu mal ? Tu me prends pour une souche ? Je suis un homme, ça m’a fait mal. Mais il me gênait dans mon travail, je t’ai dit, alors vlan ! Le soleil se coucha, la mer s’apaisa, les nuages se dissipèrent. L’étoile du soir scintilla comme une clochette qui tintinnabule. Je regardai la mer, le ciel, et me plongeai dans mes pensées. On pouvait donc aimer à ce point, prendre une doloire, se couper un doigt et se faire mal…

    Aujourd’hui, il pleut, lentement, doucement, le ciel s’unit à la terre d’une infinie tendresse. Cela me fait penser à un bas-relief indien, en pierre gris sombre : l’homme a jeté ses bras autour d’une femme et s’unit à elle avec tant de douceur et de patience que l’on croit, maintenant que le temps a léché et presque mangé les corps, voir deux insectes dont une pluie fine a mouillé les ailes et dont la terre engloutit tranquillement, goulûment.
    Je reste assis dans la baraque et regarde le monde s’embuer et la mer miroiter de reflets gris-vert. D’un bout à l’autre du rivage, pas un homme, pas une voile, pas un oiseau. Par la fenêtre ouverte entre seule l’odeur de la terre.
    Je me levai, tendit les mains vers la pluie, comme un mendiant. Et brusquement, j’eus envie de pleurer. Une tristesse trop obscure, trop profonde pour venir de moi et pour ne concerner que moi, montait de la terre mouillée jusque dans mes entrailles.


    Depuis ma solitude, ici, les hommes me paraissent non comme des fourmis, comme tu dois sans doute le penser, mais au contraire comme des monstres, des dinosaures ou des ptérodactyles, qui vivent dans un air saturé d’acide carbonique, dans une masse compacte de pourriture cosmogonique. Une jungle incompréhensible, absurde et sinistre. Les notions de « patrie », de « race » que tu aimes, les notions de « superpatrie » et d’« humanité », n’ont pas plus de valeur que le souffle puissant de l’usure du temps. Nous sentons bien que nous somme programmés pour prononcer quelques syllabes, quelquefois même pas des syllabes, des sons inarticulés, un a ! un ou ! - et puis nous nous brisons. Même les plus grandes idées, dès que tu leur ouvres le ventre, tu vois qu’elles ne sont, elles aussi, que des poupées de son et, habilement enfoui dans le son, tu trouves un ressort de fer blanc.


Et aussi en lecture dans « Ca peut pas faire de mal » par Guillaume Gallienne. https://www.franceinter.fr/emissions/ca-peut-pas-faire-de-mal/ca-peut-pas-faire-de-mal-28-septembre-2019

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