Cécile Ladjali : Aral

Samedi 16 janvier 2016 — Dernier ajout dimanche 10 janvier 2016

Cécile Ladjali, romancière de 40 ans enthousiaste, absolue, convaincue comme écrivain et comme professeur de la nécessité de la littérature : "on se construit par les mots." Vrai pour elle comme pour les collégiens de Seine-Saint-Denis ou les jeunes sourds qui sont ses élèves. (France info)

Alexeï et Zena ont grandi à Nadezhda, au bord de la mer d’Aral asséchée. Autarcique, leur amour s’est affranchi de tous les obstacles : le lent évanouissement de leur mer, la mort qui coule dans l’eau polluée du village, la surdité d’Alexeï survenue à ses dix ans. Jeune musicien prodige, Alexeï continue à jouer du violoncelle et ouvre son espace intérieur à des perceptions nouvelles. Mais le silence s’installe entre les amants à mesure que le pays devient de sable. S’inspirant, dans ses compositions, de ses “trois fiancées” (la mer, la musique et Zena) dont les effacements successifs se conjuguent, il part à la recherche de la huitième note, celle qui contiendrait toutes les autres, et aboutirait à l’“éternelle présence”. Récit de l’enfance sauvage, d’une vie en forme de mirage dans le silence hypnotique et les paysages austères du Kazakhstan, le roman de Cécile Ladjali oblige à scruter l’invisible, par un saisissant mélange de peur et de beauté. Actes Sud 4e de couverture

Premières notes. Apnée dans un verre d’eau salée. La mer. Je coule. Les petits corps qui s’agitaient il y a encore une seconde se figent tout à coup. Ils écoutent. Oublient le temps, la lumière blafarde, l’odeur, leur corps même, et sont tendus vers ce que leur dit la musique. La musique parle à ceux qui sont oubliés. Il est important qu’un dialogue ait lieu tôt. Car s’il n’y a que du silence, les enfants, une fois grands, auront peur de vivre autre chose que le silence lui-même. Et, même si cette absence de mots imposés fut leur première douleur, plus douloureuse encore sera l’idée d’une confrontation avec la parole. Parce qu’elle sera toujours la grande inconnue, la parole. Alors ils rechercheront le silence rassurant et ce sera leur tragédie. J’ai peut-être voulu devenir sourd. Je viens de le comprendre. Mais si cette première rencontre avec la musique pouvait leur suggérer d’aller vers la parole des autres, de ne pas s’enfermer dans le mutisme comme j’ai pu le faire, mon incursion parmi ces petits lits qui écoutent n’aura pas été vaine. Les notes que j’improvise leur racontent cela. C’est une musique très simple. Les accords sont doux. Le sens est unique. ET je suis heureux de jouer pour des cœurs entièrement ouverts. Nous nous parlons. Pas un enfant ne bouge. Sidérés, ils écoutent, entendent, sentent que la vie commence et qu’elle vaut la peine. Ma peine à moi se fait légère, ténue, inconséquente. Elle n’existe plus. Et pour la première fois depuis un âge qui prend racines dans les grands puits de larmes, je suis heureux. Je pose l’archet, je me lève. Je vois leurs yeux grands ouverts et les petites têtes sages sur l’oreiller blanc. pages 234/235

Il paraît que la mer est le sujet qui résiste le plus aux peintres, lorsqu’ils choisissent de la représenter. Ce doit être en raison des nuances infinies qui courent sur l’eau, du mouvement irrégulier de l’écume, d’une confusion avec le ciel. Les deux bandes bleues que sépare la ligne d’horizon forment un livre ouvert. L’agencement entre les deux pages est tellement parfait que la perspective semble fausse. Or c’est cette fausse note qui rend la mer si facile à dire en musique. Plusieurs fois je l’ai fait parler. Là, je me contente de la regarder et je l’entends presque. Elle brille, me tire ses langues de tulle, et sous ce voile timide s’apprête à me dire oui. page 250

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