Violaine Bérot : C’est plus beau là-haut

Mercredi 2 avril 2025 — Dernier ajout jeudi 17 avril 2025

L’herbe, toujours plus verte de l’autre côté, la vie plus douce, les gens plus simples : cet ailleurs idéalisé, Violaine Bérot le porte au paroxysme avec C’est plus beau là-bas. Un texte aux accents poétiques qui prennent de court, autant que son écriture incisive, articulée autour d’un « tu » comme une apostrophe au lecteur. Un « tu » qui, de la sorte, prend vie, mais reste longuement muet — un « tu, tu ».

Nicolas Gary - Actualitté

or le moteur du camion s’arrête, et tu serais bien resté des heures et des heures à profiter du roulis de la bétaillère pour voguer dans les délices de tes amours renaissantes. Mais le brusque arrêt du moteur a suffi pour faire instantanément disparaître de ton esprit la belle à la longue chevelure, et te voilà revenu à ta réalité toute crue, toi et ces hommes qui t’entourent, quarante-huit bêtes aux abois, quarante-huit prisonniers immobiles, puants et endoloris, et prêts à bondir quand vous en sera donné l’ordre. Or, lorsque le hayon s’ouvre, vous, les quarante-huit, vous retrouvez ébahis devant ce que vous découvrez. Car ceux qui se tiennent face à vous ne sont plus des hommes menaçants avec des brassards et des bâtons, mais de jeunes gars tout sourire, et l’un d’eux, devant vos mines interloquées, vous rassure « c’est bon, c’est fini, vous pouvez descendre ». Et vous descendez donc, dociles, comme si vous aviez encore du mal à y croire, et ensuite tout est très étrange, vous restez étonnamment muets, vous ne posez aucune question, vous ne sautez pas de joie non plus, vous faites exactement ce que tout de suite ils vous incitent à faire, chacun de vous se rapproche de l’un des jeunes types, chacun arbitrairement affecté à l’un d’eux, et pour toi ce sera lui, ce garçon qui aurait l’âge d’être ton fils, et alors seulement tu commences à sortir de ta torpeur, tu reprends du poil de la bête, tu t’ébroues, parce que tu voudrais des explications, c’est quand même la moindre des choses non, aussi tu le lui demandes « vous nous libérez, c’est ça ? », mais il se contente de te sourire comme si ta question était un rien débile, comme si elle ne valait pas l’effort d’une réponse, puis il se met en marche, silencieux, et toi tu le suis, il te semble que c’est ce qu’il faut que tu fasses, tu réagis encore comme le prisonnier obéissant que l’on t’a appris à être, mais en marchant tu insistes, tu veux savoir, tu ne peux plus t’arrêter de parler maintenant, tu poses question sur question, il te faut absolument comprendre car la situation te paraît complètement absurde avec ce gars qui avance, imperturbable, et toi qui marches et t’agites autour de lui et n’arrêtes pas de jacasser et de l’interroger, et en face son silence et parfois, comme une aumône, un semblant de sourire en guise de réponse. Entre-temps les autres sont partis dans d’autres directions, et donc vous vous retrouvez tous les deux paumés au milieu de rien, on dirait d’ailleurs que ça a été fait exprès pour que vous ne communiquiez pas entre otages, mais peut-être n’êtes-vous plus des otages, tu ne sais pas ce que vous êtes, tu le lui demandes, mais rien, il ne répond toujours pas, tes états d’âme il s’en fout royalement, et si tu es dorénavant libre tu n’arrives pas à le savoir, mais au fond de toi, tout au fond, tu ne peux pas y croire.

or, étrange, la situation continue de l’être, avec ce gars qui ne veut rien te dire et qui marche, et toi qui le suis comme un chien, aussi excité qu’un chien qui tournerait autour de son maître, à essayer de passer devant lui et puis à revenir derrière, à t’agiter et ne pas arrêter de parler, toi qui habituellement n’es pourtant pas un bavard, et peut-être est-ce justement le manque d’habitude, ou alors la fatigue accumulée, mais tout à coup tu te mets à flancher, tu n’en peux plus, tu n’es finalement qu’un vieux clébard en bout de course, et tu te ranges piteusement dans ses pas, la tête basse, la bouche atrocement sèche, le ventre tordu de faim, tu te traînes derrière lui, silencieux, parler tu n’en as plus la force. Et peut-être n’attendait-il que cela parce qu’enfin il s’arrête de marcher, enfin il pose son sac à dos, l’ouvre et te tend à boire, enfin il t’offre son premier mot. Ce mot, il le dit en posant sa main sur ton poignet, et tu trouves incroyablement délicat son geste pour toi après tant de jours de brutalité, comme ils te paraissent attentionnés et émouvants ce mot et ce geste alors que tu allais t’empresser de boire, ce mot et ce geste qui pourraient être ceux d’un père pour son fils, sa main sur toi et son « doucement ». Et donc tu fais comme il te le demande, tu bois sans te précipiter malgré la soif, tu bois lentement sous son regard qui ne te lâche pas, et ensuite il te tend à manger, et là encore tu fais attention à ne pas te goinfrer, car il a raison il faut faire doucement, tu te souviens de l’eau du bidon à peine avalée sitôt vomie, tu t’obliges à la lenteur, tu mastiques longuement, tu avales précautionneusement ce qu’il te donne, morceau par morceau, comme la becquée à un oisillon, sauf que tout est inversé, c’est le jeune qui nourrit le vieux, mais tu t’en fiches que plus rien ne soit logique, tu avais si soif, si faim, tu étais si exténué, et voilà que tout va mieux, tu voudrais juste pisser, même pour cela tu demandes l’autorisation, et il a encore ce sourire légèrement moqueur, mais tu t’en fous puisque tu pisses enfin, tu pisses à l’air libre, et putain que c’est bon.

or cette pause, ce premier mot échangé, ce geste, ç’aurait pu être l’amorce d’une conversation entre vous, mais non, vous reprenez la route sans qu’il ait rien ajouté à ce « doucement ». Il a rangé la gourde, refermé le sac, l’a remis sur son dos, et il est reparti sans même avoir éprouvé le besoin de te dire ou de te faire signe de le suivre, comme si c’était évident pour lui que tu allais venir, comme s’il n’avait pas le moindre doute à ce sujet, et c’est vrai que tu t’es remis aussitôt en mouvement, replaçant tes pas dans les siens, et vous revoilà à la queue-leu-leu comme lors de ces randonnées que vous faisiez encore parfois en été, avec ta femme, sauf que l’ordre a changé, tu es passé derrière, ce n’est plus toi qui donnes le rythme, ce n’est plus toi qui choisis les sentiers, aujourd’hui tu te contentes de rester le regard rivé sur ses jambes qui progressent régulièrement, tu ne vois rien du paysage, tu es trop fatigué, trop vidé, à chaque pied qui devant toi se pose tu ressasses une sorte de comptine qui te berce et te vide la tête, et un, et deux, et trois, et à dix tu reprends au début pour que ce soit moins compliqué, car c’est sans doute le mieux que tu puisses faire, te contenter de marcher derrière lui en comptant ses pas, et un, et deux, et trois, et à dix recommencer.

***

et te voilà parti.

car bien sûr c’est étrange, te retrouver marchant, non plus comme la première fois en suivant quelqu’un et en cherchant des explications et en te sentant désespéré, mais au contraire seul et par choix, sans autre but que marcher et respirer et ne plus rien vouloir d’autre qu’être disponible à cette marche. Et c’est cela que tu découvres assez vite, non pas vraiment dans les premières heures, parce que d’abord tu te sens encore mal à l’aise, et assailli de pensées insistantes, et inquiet pour la nuit à venir, la nourriture à trouver, le regard des gens sur toi, mais les heures passant, oui, c’est comme si tu t’allégeais.

au magma d’interrogations qui encombraient ton crâne, à tout cela tu penses de moins en moins. Tes sensations physiques prennent le dessus, tu sens que ton corps se rôde, et si tu songes encore à quelque chose, c’est d’abord à tes jambes, et aussi à tes pieds. tu avances, non pas pour avaler des kilomètres mais pour le seul plaisir de ton corps en mouvement. Tu ressens comme il prend goût à l’effort, combien il en redemande, et que ça fasse mal n’est plus si grave. Et puis tu commences à apprécier aussi les surprises du chemin, les clins d’œil que t’adresse le soleil au travers des feuilles d’un arbre, le cri d’un animal et la réponse enthousiaste d’un autre, le glissement des ailes d’un rapace sur l’air chaud, la poignée de cerises que laisse pour toi un vieil homme sorti de nulle part, et son sourire avant de disparaître.

(…) un papillon très bleu se pose sur ta main, bleu comme le plaid sur les jambes de ta mère, et tu souris au papillon. Quand il s’envole tu plisses tes yeux pour le suivre, et son bleu se noie dans le bleu du ciel. Tu ne marches plus vers le beau, tu comprends qu’il est déjà là, en toi et tout autour de toi. Pas besoin de t’époumoner à lui courir après.

dans ta tête tout se calme.

Violaine Bérot : C’est plus beau là-haut, Buchet-Chastel, 2022, pages 36-42, 119-121.


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