Bastien et ses frères : tous trois se succèdent à un an d’intervalle, et quand Christophe a dix ans Emmanuel en a neuf, Bastien huit, tout se tient à peu près dans la maison de Bongue. Les désordres, plus tard, viendront avec le sexe qui en les charpentant en hommes les arrachera sans ménagements au terreau paisible où ils s’égayaient jusque-là. Dans cette violence soudaine Bastien verra le ciel, comprendra à l’instant que la bataille commence et s’y jettera avec l’impatience de qui ronge son frein depuis longtemps, laissant ses aînés médusés - lesquels n’étaient pourtant pas en reste en la matière mais ne s’attendaient sans doute pas au rôle que leur cadet jouerait, fiché au centre de leurs émois d’adolescence, vibrant de l’élan qui l’avait jeté là : délices et sacrilèges sont à portée de nos doigts, sur la table où tout vient dans un somptueux désordre, le couvert et le pain, les fleurs et l’eau, le vin et la secrète splendeur des hommes.
Conscient du ridicule un rien compassé que des siècles de catholicisme poisseux ont conféré à l’expression, je la risquerai cependant : pour Bastien, tout est amour. Plus exactement, et l’on conjurera très vite ainsi le risque de méprise : dans l’amour, tout est amour. Tailler une pipe à un inconnu et dîner en amoureux avec l’élu de son cœur, c’est tout un, c’est le subtil, patient échafaudage que l’on bâtit autour de chacun de nos gestes, c’est la puissance de nos rêveries multipliée par celle de nos mécanismes qui devraient faire de nos existences des sacres permanents, de nos déceptions mêmes, de nos échecs la matière de nos prochaines ascensions plutôt que le terreau de nos douleurs perpétuellement ravivées. C’est la bataille du ciel que Bastien livre depuis qu’il a six ans, qu’il a livrée des années durant sans le savoir, qu’il a fini par entrevoir au cœur d’une nuit d’été à Bongue grâce à ses frères et qu’il remporte, depuis, dès qu’il touche un homme et dès qu’un homme le touche, chez lui, chez eux, dehors dans la nature ou à l’ombre des palais clos édifiés pour la baise, devant les caméras enfin qui en démultiplient la gloire sur les écrans du monde entier sans que quiconque, sauf moi, s’en aperçoive, s’en émeuve encore moins.
Ce que Bastien cherchait à extraire de lui quand il se labourait la peau du ventre, à six ans, les pieds dans le ruisseau : une preuve de vie, le signe qu’il n’était pas mort, comme s’il était guetté, à Bongue, par quoi que ce soit de mortifère qui eût pu l’entraîner sur les rives de la mélancolie, comme si, quand on traite avec le ciel, on risquait l’inertie. Ce que Bastien cherche à extraire de lui quand il se laboure la peau du ventre, à trente ans, les pieds sur le rocher qu’il vient de parcourir : le goût du plaisir pour l’offrir au soleil, la conscience d’exister pour la donner au vent, l’ombre de Nicolas pour l’ajouter au monde. Il n’est alors rien d’autre que son propre corps, il éprouve longuement le moindre de ses muscles, sa pensée même est son corps, ses mains des émotions, son ventre un frémissement, son sexe un espoir, son cul un regret et ses jambes une prière : être, être de tout son corps, à tous aller d’un même élan, d’un même allant, être sur le rocher, être à Bongue, être aux hommes, de tout le corps peser, faire de ce corps sa vie, de sa vie la bataille, lente, délicieuse et terrible, ingagnable du délitement minutieux fourmillant de jouissances innombrables, infinies, diverses, généreuses. Bastien est un don, ce que la plupart ignorent. Moi je le sais, je l’ai vu.
Ce qui fait que je n’ai pas, alors que tout m’y destinait, consacré une part de mon temps à la réalisation, l’exhibition de mes désirs, à l’instar de Bastien, ni pour la beauté du geste, ni contre rémunération, que je ne suis pas devenu cette sorte de putain ordinaire, courageuse et sublime : la quinzaine d’années qui me séparent, historiquement, de l’avènement de la réification complète du corps, je l’ai dit, sans doute aussi quelque configuration personnelle dans le détail de laquelle il est inutile d’entrer ici, car après tout quand le corps était sacré il y avait déjà des putains. Contrairement à Bastien, je ne me suis jamais glissé dans le courage des femmes, et je reste derrière les écrans, payant mon écot à la grande économie du désir qui ne fait pas grand cas de nos individualités mais veille assidûment à la tension du flux, à son renouvellement incessant, ce qui est le propre des économies, encore que celle-ci fasse preuve d’une capacité d’adaptation, d’absorption, de recyclage de ses propres excès parfaitement stupéfiante. J’attrape, je prélève dans le flux ce qui pour moi fait sens, émotion, parfois sidération, dans l’avalanche de corps arrimés à des croix, suspendus à des plafonds, rivés à autant de tables que nos désirs de fleurs pourront couvrir, de bites frémissantes tout entières englouties, de bouches déformées, de soupirs et de joies, de râles et d’extases. J’ai l’embarras du choix, mais le mystère demeure. Je devrais être là, avec eux, à soupirer, râler, engloutir, m’allonger. Au lieu de ça en chemin je m’abîme tout entier dans la contemplation, je suis happé par les visages, les scènes, les sourires et les larmes qui me renvoient au point noir d’où je viens. La scène de ma jouissance, c’est le regard. Au centre, Bastien. Et ce qui, chez Bastien, fait sens à mes yeux, plaisir à mon corps : le pli de sa bouche quand il jouit en silence, l’attention manifeste, telle qu’elle franchit l’écran et transcende les codes du genre, à l’autre, sa joie finale, abandonnée, céleste d’avoir dépassé la douleur, tapie dans la torsion d’un muscle mais impossible à cacher, quand, allongé sur la table, il reçoit sans broncher l’hommage appuyé de quelque brute indélicate, ou supposée telle, profil assez prisé dans ce type de production. En réalité, les à-côtés de la mécanique, l’âme à l’œuvre dans le corps.
Bastien n’est pas amoureux, il n’a ni le temps ni la tête à ça. L’ombre de Nicolas qui se balade en lui, escalade son corps, léger, un elfe au petit jour, comme un beau morceau de granit planté dans la bruyère, a capté les possibilités de Bastien en la matière, il y a très longtemps, dans la cour de l’école de Lamazière. Et comme un miroir brisé frappé par le soleil, diffractant ses rayons dans les directions les plus inattendues, les a réorientées, multipliées, décuplées, de sorte que chacun peut en bénéficier. Bastien aime l’inconnu avec lequel il couche sans échanger un mot comme l’amant qui va passer quelques mois à ses côtés, lui raconter sa vie, comme il aime ses partenaires de tournage, les sœurs du couvent auquel il s’est affilié, les malades épuisés qu’il assiste en cornette. C’est en s’immergeant dans le grand flux de l’énergie sexuelle qu’on est au plus près des hommes et qu’avec eux on souffre, se réjouit et avance, pas en faisant le pari insensé, intenable et grandiose de la chasteté - encore qu’il y ait dans chacune des options un orgueil égal, une ambition démente, un pari ingagnable. Mais Bastien n’est pas menacé par l’ivresse des spéculations infinies, il a placé ses forces dans l’organisation pratique des rapports qu’il entretient avec les hommes, le ciel, le monde. Il a bien vite senti qu’il ne pourrait pas tenir très longtemps le rythme guerrier que l’enfance lui avait laissé entrevoir, que s’il voulait en découdre durablement il lui faudrait composer, s’assouplir, ménager sa monture. Il a donc suivi les fils de ses désirs, ceux de ses besoins, ceux de ses élans, tâchant d’organiser au moins leurs incessantes interactions de façon à gagner en utilité et en souplesse ce qu’il perdrait en panache et en gloire.
Mathieu Riboulet : Avec Bastien, Verdier, 2010, pages 28, 47-48, 67-68, 77-79, 108-109.
Sur le site des Tisseurs,
Mathieu Riboulet : Lisière du corps
Mathieu Riboulet : Nous campons sur les rives