L’ETE DE SOPHIE

Dimanche 31 août 2014 — Dernier ajout mercredi 7 février 2018
Nous avions déjà rencontré Sophie et Fabrice au printemps, ainsi que le petit merle. Patrick livrait déjà des surgelés même si il ne déposait pas, au printemps, des croissants chez ses clients…

 Tu n’as pas oublié qu’on doit le faire ce soir ? Elle regarde sa montre sourcils froncés et continue. « Il va falloir que je retourne à la ferme du haut après … La vache de Mariette n’a toujours pas vêlé… Hé, Fabrice ? Tu m’écoutes ? » La pluie claque sur la verrière.

Il n’a pas levé la tête du fragile morceau d’ébène qu’il a façonné et qui glisse parfaitement dans la rainure du coffret à liqueurs qu’il restaure. Il ôte délicatement du bout de la gouge une lamelle de bois de rose piquetée de traces de moisissures et la pose devant lui avant de demander à mi-voix :

  • Faire quoi, au juste ?
  • Mais … mais qu’est-ce qui t’arrives ? Enfin…
  • Enfin quoi ? Faire quoi ? Dis le moi exactement. La vache de Mariette, ça va j’ai compris, ça fait une semaine que ça dure. Elle le fera quant elle en aura envie son veau, même sans toi.

Il a fini par poser très doucement le ciseau à bois et la regarde, la tête penchée, les sourcils froncés. Sophie tire un tabouret de l’autre côté de l’établi et s’y assied, elle remonte ses jambes et les enserre de ses bras.

 Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es de mauvais poil ? A cause du veau ? Du boulot ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Il lève les yeux au ciel, fourrage dans ses cheveux qui lui tombent sur les yeux et repousse sa chaise en arrière, pour atteindre la lampe qu’il éteint…

 Je voudrais juste entendre ce qu’on « doit faire » ce soir de si urgent. Au fait, tu aurais pu aussi risquer un bonsoir, me demander comment s’était passée ma journée… Je ne sais pas moi, le genre de truc que se disent les gens qui vivent ensemble.

 Tu ne m’as pas laissé le temps… Peut-être même que j’aurais pu t’embrasser et te demander de me montrer l’intérieur du coffre. Tu l’as fini ?

  • D’accord, fais mine de ne pas comprendre ! Pour l’instant, tu te fous autant de ma cave à liqueur, que moi de la vache de Mariette… On dîne ensemble ou tu files avec un sandwich ? Qu’est-ce que tu me disais ?

 Je te disais que c’était le bon soir. Elle cherche ses yeux avant de poursuivre rapidement, le bon soir pour faire le bébé.

Il se penche à nouveau sur son établi et trie, dans la pénombre, les découpes de bois précieux, il balaie d’un geste machinal les fins copeaux et range ses outils par ordre de taille, de la gauche vers la droite. La pluie continue de claquer sur la verrière. Sophie soupire, s’étire, repose ses pieds au sol, se frotte les yeux avec les paumes de ses mains et lui demande s’il a vu Merlot aujourd’hui, si Patrick est passé prendre la commande. Elle l’a bien laissée sur le frigo ce matin ? Elle va faire chauffer le four, une soupe et un gratin ça irait ? Il reste du St Nectaire et des pêches. Tout le monde le dit, cet été pourri, ça file le bourdon…

Il lève les yeux sur le gris qui tombe de la verrière et les fixe finalement dans la tache encore claire et brouillée qui lui fait face.

« Faire l’amour… » Tu ne le dis plus. On ne le fait plus. On ne se touche plus que pour « faire le bébé ». Plus d’un an que ça dure. On entre de plein pied dans le devoir conjugal

là. C’est juste … juste pénible. Non. Insupportable. On ne peut pas continuer comme ça. Il faut changer quelque chose. Maintenant. On pourrait partir. Je t’en parle depuis des mois. Chaque fois tu te perds dans le travail, tu ne rentres plus, tu ne parles plus : tu n’existes plus. Il faut te décider. Après, ce sera trop tard.

Il à fait quelques pas en direction de la porte avant de revenir s’asseoir. - On a besoin de se voir autrement. De se connaître autrement. De vivre d’autres choses. Autrement.

La pluie chuchote en sourdine, le tabouret grince à peine sur le sol.

  • Pour donner la vie, il faut être vivant et en ce moment on ne l’est plus. Ni toi, ni moi … En tout cas, plus ensemble…

La pluie a cessé dehors. Il contourne l’établi, cherche à tâtons le visage de Sophie.

 Viens avec moi, viens voir d’autres animaux. Pas des malades. Tu disais que tu n’en pouvais plus de voir des animaux malades… On ferme la maison et on part. Où tu veux. Le temps qu’il faudra…

Il lui a tendu son vieux mouchoir à carreaux, elle s’est mouchée bruyamment. La porte de l’atelier a claqué derrière eux pendant qu’ils courraient jusqu’à la maison, de l’autre côté de la cour. Il faisait un froid de canard mais quelques étoiles glissaient entre les nuages.

Quand Patrick est passé déposer la commande de Fabrice et Sophie, il a vu les deux voitures dans la cour. Ça l’a un peu étonné que Sophie ne travaille pas un matin de semaine. Il a hésité à klaxonner, à appeler et puis finalement il est entré dans la cuisine et pendant qu’il rangeait les surgelés dans le congélateur, il a entendu, venant du premier … Il a rit, tout doucement, est retourné au camion, a sorti un paquet de croissants qu’il a laissé à côté de la cafetière. En reprenant la route, dans le petit matin gris de cet été vraiment pourri, il souriait encore et il y avait cette phrase étrange qui lui trottait par la tête : « il était temps de s’aventurer et de sortir de la mornitude »… D’où diable avait-elle bien pu lui venir ???

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